Le mot, la chose, et la Loi
Le mot, la chose, et la Loi
La délicieuse romancière Agatha Christie se serait-elle doutée qu’on allait lui faire un procès posthume pour un mot, innocent à son époque, mais qui est devenu délictueux – ne disons pas « criminel », l’expression serait trop forte – mais délictueux tout de même, passible d’une amende, et même de la prison ? Ainsi tout évolue : ce qui était bien hier est devenu mal aujourd’hui, et donne prise à la Loi, qui, de son côté, s’est faite rétroactive, en dépit de l’adage romain « nulla poena sine lege ». Sans loi au moment des faits, évidemment ; mais elle s’applique désormais au passé. N’entend-on pas dire couramment : un tel a été « rattrapé » par ses fautes passées ? Et voila qu’Agatha Christie a été « rattrapée ». Bien sûr, elle ne craint plus d’être déterrée et jugée comme le pape Formose ; mais elle est déjà reconnue coupable, sans même avoir pu choisir un avocat pour sa défense (droit que l’inquisition, de triste mémoire, accordait quand même à l’accusé).
Mais, au fait, qu’avait-elle fait de mal ? on ne lui reproche pas d’avoir envoyé ad patres une cinquantaine d’honorables gentlemen et ladies. Pire que cela : elle avait intitulé un de ses romans : « Dix petits nègres ». Des nègres ! Leucodermes et mélonodermes se sont indignés de concert. Il a fallu changé le titre. L’éditeur, contrit, a finalement choisi « Ils étaient dix ». Ces « nègres » rappelaient la fameuse traite ; s’ils avaient été « noirs », ca passait ; mais « nègres », non.
Le « petit Larousse », éd. De 1959, nous dit : le mot « nègre » ayant pris un sens péjoratif, on le remplace par « noir » : les noirs d’Afrique.
Eh bien ! Nous disons qu’il a raison. Il faut effacer le souvenir d’un esclavage honteux (tout en le rappelant sans cesse par une contradiction que nos philosophes s’attacheront à résoudre).
Nous, à Corsica Catolica, nous nous contentons d’affirmer avec force : il faut effacer cette tache ; elle déshonore l’humanité.
Et dire qu’il y a des misérables qui s’acharnent à défendre le mot « nègre » ! Ils prétendent que ce vocable , en français « classique » n’a rien d’infamant. On disait « Il travaille comme un nègre », ce qui était, en somme, un éloge. On appelait « nègre » le major de Polytechnique , ce qui le portait aux nues (et l’on se souvient de son dialogue fameux avec Mac Mahon). On dit aussi de tel ministre, qu’il se fait écrire ses livres par un nègre ; et, dans ce cas, l’inférieur en grade est supérieur en talent. Où irions-nous, s’il fallait bannir tous les « nègres » de la littérature ? Comment intituler « la négresse blonde » de Georges Fourest ? Il convient donc de garder nos nègres.
Tous ces arguments sont spécieux. Ils reprennent le sens passé des mots, alors que ce qui compte, c’est leur sens actuel, et spécialement celui que lui donne le parler populaire, surtout s’il est un peu débraillé, car nous sommes en démocratie. « Je dis à la narine : eh mais ! tu n’es qu’un nez ! ».
Il faut donc sévir sans faiblesse, éliminer les aristocrates, peigner les dictionnaires, parler comme il se doit, et vivre avec son temps.
Mais parler comme on parle où ? L’auteur de cet article se souvient de son arrivée à Marseille, juste après la guerre. Il avait hâte de connaître le bon peuple de cette grande ville. Pour ce faire, il était allé droit au « Panier », quartier populaire par excellence. Entré dans une épicerie, il se trouva en effet, en milieu fort animé et très convivial. Il était alors question d’une jeune fille, sur laquelle les bonnes commères ne tarissaient pas d’éloges, avec cet accent inimitable sentant l’ail et la sardine. Et, de tous côtés, fusait cette exclamation admirative : « Ah ! C’est une belle pute ! » J’en rougis jusqu’aux oreilles. J’ignorais alors que ce mot n’avait pas à Marseille le même sens qu’en Corse : il avait bien tourné, comme d’autres avaient mal tourné , et ce descendant de « putida » latin, qui signifie « fétide », « puant », il était parvenu à « jolie, mignonne », par l’intermédiaire d’ « affectée ». Même aventure lui été arrivée à Venise, où un beau vers italien chantait « le belle putte di Venezia ».
Nous voilà devant un problème politique, apparemment insoluble : faut-il parler comme le bon peuple Marseillais, ou comme le bon peuple parisien ? Faut-il décentraliser le langage, ou faut-il le centraliser ? Comme toujours, nous nous en remettons à la sagesse de la Haute Autorité.
Mais, pour revenir à Agatha Christie, l’éditeur s’est creusé la cervelle pour aboutir à « Ils étaient dix ». Et si l’on disait simplement : « Dix petits blancs » ? Nous proposons ce tire à la Haute Autorité.
Lucien Antoni