L'usu corsu
Nous déplorions,dans un article récent,l’appauvrissement de la langue corse' et nous prenions comme exemple le vocabulaire appliqué à l'enfance.La liste est longue; nous avions même oublié deux termes, que nous ajoutons ici:"l'ambrascu" pour dire "le lascar",et l'adjectif "ingrillitu" pour qualifier le regard vif, un peu mutin,d'un jeune garçon.
Le vocabulaire qui est en train de disparaître aurait pu être utile à nombre de nos sociologues :voici quelque temps,un colloque eut lieu sur le thème suivant :le statut de la femme corse.Le résultat fut que,pour les uns,la femme corse était une esclave,pour les autres que c'était une reine.Il est dommage que ces savants aient ignoré le corse:ils auraient en tirer quelque lumière.
Voici donc comment apparaît la femme corse à travers les mots et expressions quil la désignent :le bébé "a ciuccia" et 'avec une nuance affectueuse "figliuluccia" et "figliulella"; "ciucciarella", avec la même nuance de tendresse, apparaît souvent dans les berceuses; en grandissant elle devient "zitella", "petite fille"- mais aussi, si elle ne se marie pas, elle reste" zitella" de même que "figlia". La "zitelluccia"est 'à proprement parler "la petite fille";3zitelletta" évoque une petite fille alerte et joyeuse,"zitellona" une grosse bonne fille, "zitellaccia" malgré son suffixe péjoratif,est une jeune fille insouciante et rieuse,qui ne se pose pas tant de problèmes , un peu fofolle.Vient l'âge ou l'on parlera de la "femina" objet de désir pour les garçons.Mais ,déjà, les caractères se sont affirmés; la "zitella" peut être indocile et capricieuse "capraccia" , gracieuse "graziosa" , "graziusella" diminutif hypocoristiquedu précédent,"amurosa" "aimable, avenante"( et non "amoureuse "!), affeziunata" "affectueuse", basgerina" "qui aime donner des bises"; mignonne se dira "belluccia"; on admirera lajeune fille "smilza" "svelte" ,on appreciera celle qui a la taille fine "vitiminuta"; si elle est au seuil de la jeunesse, on dira qu'elle est "di prima vetta ""de première feuille";la "pampanuta" annonce un femme plantureuse et fait songer aux pampres et aux vendanges. La mijaurée ,elle, sera dite "liccata liccata""bien léchée". La "capi leggera" ou "capivana" n'a pas de cervelle, et se nourrit de vanité ; la "tête de linotte" sera appelée "capunchjina" ou "capighjandaghjna" par référence aux geais qui qui font provision de glands en les enterrant, mais sont ensuite incapables de les retrouver. quelquefois les défauts sont plus graves : l'indocile sera dite "ritrosa" , la précieuse maniérée sera "una spuzzetta"; l'audacieuse ,intenable,qui ose parfois braver les tabous,sera "una cerva"semblable au cerf ", celle qui se révolte contre l'autaurité parentale "una faccirivultata".
Ces enfants et jeunes filles corses ,dira-t-on, ressemblent assez aux autres;ce qui les distiguent toutefois, ce sont les images pittoresques et les métaphores auxquelles elles donnent lieu ,tirées souvent de la nature, qui leur confèrent une saveur particulière.
Plus intéressant peut-être est le vocabulaire appliqué à la femme mariéeet mère de famille, la "maestra di casa" . La cuisine est son domaine ; dans cette pièce enfumée, nous la voyons "scumbatte" - car c'est un vrai combat qu'elle mène.Elle est toujours "affaccendata" "affairée" car il y a vraiment fort à faire , outre la cuisine.La "meria est là, attendant qu'elle pétrisse la bonne pâte qui deviendra , après avoir été portée au four sur le "capisteghju" "pane biancu " et "bastelle". Il faut aussi s'occuper de la lessive,coudre ,ravauder et filer.Parfois, les jours de fête,nous la trouvons "infaraustata", en pleine action,absorbée par son travail et le teint empourpré,- lointain souvenir du "ferragosto" italien.Sa qualité principale est d'être "capereccia", active et avisée,débrouillarde,femme de tête et maîtresse de maison accomplie. Certes toutes ne sont pas parfaites.Quelques unes méritent le reproche d'être "bruzule" , "négligées" ; Il en est d'"azzicchinate", ne lâchant pas volontiers leurs séquins,ou au contraire "spendione", "mani tufunate" "paniers percés". D'autres sont "gazzittaghje" et aiment les "puttacchj"" les commérages"ou des acariatres "azeze" .Il y a des bavardes "ratacchie" "racane" ,"batacchie" ;les "sintacchje" ont l'oreille fine pour surprendre , derrière une porte ousous une fenêtre,certains secrets-notamment en période électorale-; d'autres encore sont "cherancie"et ont toujours besoin d'emprunter quelque chose à leurs voisines;les "tascaghje" sont gourmandes,( elles aiment "mettre en poche"),comme les "gulose" ; et les "ghjelose" ne peuvent cacher le mal qui les ronge;les "danninche" se disent, avec un brin d'humour,de celles qui, comme certaines chèvres,se permettent des intrusions dans le jardin d'autrui, au détriment de la morale.Tous ces travers ne sont certes pas particuliers aux femmes corses,mais d'autres traits les distinguent davantage,et leur donnent un relief puissant, qui les rendent parfois redoutables.Elles sont singulièrement irritables"s'incrispiscenu", "s'invispiscenu"( elles se sentent devenir guêpes,et sortent leur aiguillon;pire encore :"inviperiscenu" ( elles "s'envipèrent , et crachent leur venin. la "zinevra" est une araignée extrêmement vénimeuse. Elle donne son nom à une femme dont les yeux noirs vous assassinent. Une peste s'appellera "un focu" car elle met le feu de la discorde partout où elle passe; la "scrianzata"oublie les convenances,la "spirdata" perd toute retenue, " l'alteriata"est encore pire : elle est possédée par une colère folle , quelle ne peut dominer, elle est la proie d'un démon. elle est "in cimentu"et offre des scènes à tout le voisinage;la "sdrega" est une sorcière, souvent hideuse, mais elle peut être aussi une ensorceleuse, aux charmes fatals;la femme "tremenda" est capable de tout, redoutable;et celle qui, en silence,médite la perte de ceux qu'elle hait "orde ruina"(mot à mot : elle trame ruine) ;Celle-là cache sa méchanceté au tréfonds de son âme: elle a "u malentimu"; la "micigliaghja"appelle au meurtre, à pleine voix: "u micigliu" est "l'homicide";la tempête hivernale qui hurle à travers les arbres est dite "un micigliu".
Mais , loin de ces excès, nous avons la femme "de mauvais poil": quand elle est obligée de faire quelque chose qui ne lui plaît pas, elle le montre "sbuffitteghja": elle renacle , par bouffées;ou alors elle se tait , mais reste "intrugnata","intrumbata"," imbugnata" respectivement "renfrognée", "orageuse" "sombre comme l'obscurité qui précède l'aube"; une colère rentrée est un "stipidu"et une femme en cet état est "stipidida".
Cependant la femme corse sait aussi montrer sa force tranquille et son importance sociale. Elle sait tenir son rang dans une assemblée, par une attitude digne et quasi hiératique, qui force le respect :"sta in donna"; elle parle peu; rien ne saurait alors troubler sa majesté de matrone romaine; "un si strona"( elle ne quitte pas son trône); ce qui ne l'empêche pas d'agir: elle est dite alors "una putenza"( une puissance)par son entregent, ses relations,sa personnalité qui en impose.Quand tout lui sourit, quand tout va bien pour elle et pour les siens,elle ne peut s'empêcher dele faire savoir, et sa joie rayonne avec exubérance; on dit alors qu'elle est "in di trionfi"( elle est "dans les triomphes")- au contraire de celle que la vie n'a pas gâtée, qui n'a connu que des malheurs,et que nous voyons au coin de l'âtre, silencieuse, et ruminant son triste sort:" li si tarla u so core" (son coeur se ronge). La femme corse n'hésite pas non plus à faire entendre sa voix,lorsqu'elle estime que l'on a manqué d'égards envers les siens :" s'é fatta assente":elle déclare hautement, coram populo, qu'elle méritait plus de considération. quelque fois , si quelque propos ou attitude lui paraît insupportable,"si leva"( elle se dresse), prête au combat. La femme corse "ne se laisse pas faire" Mais ce n'est pas une virago.Les crises extrêmes ne sont pas l'ordinaire de sa vie.Normalement ,elle a de la tenue ;elle est "custumata" , elle se contrôle et ne veut pas prêter à la critique ; elle veut que l'on ait d'elle une bonne opinion;elle est jalouse de son honneur.cet honneur qui est son plus bel ornement, et dont elle est fière.Les "rumanzere "n'ont pas bonne presse au milieu d'elles."les "rumanzere" ,c'est à dire les romanesques.Les romans sont ,à ses yeux, dangereux, car ils font rêver leurs filles et les poussent sur les chemins fleuris de la perdition.(ce qui n'est pas trop mal vu). Ainsi passe-t-elle sa rude vie, dans son rude pays.
Certes cette femme corse se fait de plus en plus rare,et cède la place à la "femme standard" mondiale.Bientôt on ne parlera plus d'elle qu'au passé. Hâtons nous donc , avant qu'elle n'ait complètement disparu,d'en respirer le parfum !
Antoine Luciani.