Les deux patries
L’expression surprend : comment peut-on avoir deux patries ? On dit la « mère-patrie », « mourir pour la patrie ; toujours au singulier. Pourtant, nous autres Corses, nous nous sentons divisés, et comme écartelés, entre deux réalités différentes, et qui pourtant reçoivent toutes deux le nom de « patrie ». Il nous arrive souvent d’écrire « mon cher compatriote », quand nous nous adressons à un Corse, et jamais quand c’est à un Français. D’où vient cette différence ?
Il faut remonter à l’Antiquité.
Les Grecs ne connaissaient pas cette distinction : pour un Athénien, il n’y avait qu’une patrie, Athènes. Il en était de même pour les autres cités grecques. En revanche, les deux patries étaient connues des Romains. Cicéron, dans le « de legibus » -nos lecteurs s’en souviennent certainement – procède à une distinction célèbre, qui a perduré jusqu’à nous : il se trouve à Arpinum, en pays salin, lieu de sa naissance, en compagnie de son frère Quintus et de son ami Atticus. Il est venu y passer quelques jours de vacances, et ce sera une bonne occasion pour philosopher dans cet agréable séjour. Ecoutons-le : « Aparler franc, c’est ici ma patrie et celle de mon frère ; c’est ici que nous sommes nés, d’une famille très ancienne ; c’est ici pour nous un lieu consacré, notre race y a élu domicile, nos ancêtres y ont laissé bien des traces… C’est ici même, sache-le, que je suis n é. C’est pourquoi il y a dans mon âme et dans mon sens intime, un je ne sais quoi de mystérieux qui me rend se séjour plus cher. Ne dit-on pas que, pour revoir Ithaque, le très sage Ulysse a refusé l’immortalité ?... Tous les citoyens des municipes ont, je crois, deux patries, une naturelle, l’autre politique… Nous regardons comme notre patrie et le lieu où nous sommes nés et la cité qui nous a conféré la qualité de membres. Cette dernière est nécessairement l’objet d’un plus grand amour, elle est la république, la cité commune ; pour elle nous devons savoir mourir, nous devons nous donner à elle tout entiers, tout ce qui est de nous lui appartient, il faut tout lui sacrifier ; mais la patrie qui nous a engendrés n’en a pas moins une douceur presque égale, et certes je ne la renierai jamais, ce qui n’empêche que Rome soit ma grande patrie, où la première est contenue. »
Les Athéniens ne pouvaient avoir qu’une patrie, n’ayant pas d’empire. Avec les Romains, la distinction des deux patries s’impose : ils sont maîtres d’un empire immense, qui englobe bien des cités et municipes, comme l’est Arpinum. D’un côté donc les tombeaux et les berceaux, les amis d’enfance, les paysages familiers, la langue des ancêtres, les souvenirs, bref le côté affectif de notre âme ; de l’autre le côté politique, supérieur, d’essence spirituelle, qui ouvre à tous les municipes l’univers du Droit, et assure la puissance et la gloire de la déesse Rome. Si la relation entre les deux patries reste un peu floue dans la pensée de C., et évoque des rapports simplement matériels (le petit dans le grand), il fut donné à Virgile d’en dévoiler la nature dans des vers célèbres : « mémento, Romane… » (« Souviens-toi, Romaine, qu’il t’appartient d’imposer aux peuples ton empire. Tes arts à toi sont d’édicter les lois de la paix entre les nations, d’épargner les vaincus, de dompter les superbes « (p.225)) Cette distinction est parvenue jusqu’à nous : nos instituteurs la connaissaient et la transmettaient à leurs élèves. Et certes, elle était valable jusqu’au 18ème siècle, et à la Révolution. Songeons à Du Bellay : « Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux… et plus que l’air marin la douceur angevine ». Ce qui ne l’empêchait pas de chanter la « France, mère des Arts, des Armes et des Lois ». Il y avait alors un accord secret entre la terre et le ciel. Celui-ci avait besoin de celle-là pour s’y incarner. Ainsi la rose a-t-elle besoin d’un terreau pour s’y épanouir, sans quoi elle se dessèche, et elle sera d’autant plus belle que le terreau sera plus nourricier. Ce n’est pas par hasard que les Géorgiques précèdent l’Eneide, les humbles travaux des champs l’épopée romaine : un lien mystérieux les unit.
Tout change, en Europe, avec l’émergence de l’individu et les funestes « Droits de l’Homme », nés d’une bonne intention, mais qui ont mal touré, comme le montre l’éminent juriste Gregor Puppnick. Désormais l’idéologie- nous entendons par là la pensée détachée du réel- dévore la « petite patrie » au profit d’un cosmopolitisme qui efface les frontières. La France déborde ses limites, et s’étend à l’univers : « France tu es trop grande pour rester ce que tu es. Meurs comme France, et renais Humanité », s’écrie Victor Hugo, dans un discours d’un lyrisme enflammé. C’est la naissance des utopies modernes, ces « châteaux en Espagne » selon l’expression de Pascal Paoli : Saint Simoniens, avec Bazar et Enfantin, fouriéristes, marxistes, etc, utopies qui finissent toujours par des goulags, ou, pire, par les délices d’un esclavage que de subtiles manipulations insinuent dans les âmes.
Que devient la Corse, dans ce contexte ? En d’autres temps, sous d’autres cieux, elle aurait pu servir de terreau à la grandeur de la France, tout en restant elle-même. Une « autonomie » était possible, qui aurait laissé les « droits régaliens » à la souveraineté française, en sauvegardant l’identité corse. Cela n’est plus possible aujourd’hui : la France s’auto-détruit, et détruit la Corse avec elle. Il ne nous reste plus qu’une alternative : ou disparaître avec elle, ou nous en séparer pour survivre. Nous appelons donc tous les Corses à une « insurrection des consciences », selon l’expression de Melanchon, .qui est un rigolo, mais qui a parfois de bonnes formules. Vaincre ou mourir, c’est notre seule solution. C’est celle que recommande aux Français Eric Zemmour. Ils sont trop gangrenés pour lutter ; peut-être les Corses sont-ils encore en mesure de sauver leur pays, s’ils savent se débarrasser des mauvais bergers qui les mènent à l’abîme.
Lucien Antoni