La mémoire artificielle
La mémoire artificielle
On parle d’ « intelligence artificielle ». La mémoire aussi peut l’être. Le titre de cet article vient des réflexions- fort intéressantes- des Guardiani di a memoria, parues dans le Corse-Matin du 22 juillet dernier.
A travers leurs propos, nous sentons percer l’inquiétude, -une inquiétude que nous partageons, étant, comme eux, angoissés par l’avenir de notre Patrie. Nous nous souvenons de cette journée, sous le chapiteau, à Corte, la veille d’Aleria, lorsqu’on entendait, à la voix d’un jeune chef charismatique, battre et palpiter le cœur de la Corse. Tous les espoirs étaient alors permis.
Puis vinrent les épreuves, les divisions et les drames. Le charme était rompu. Malgré tout, à force de persévérance, et aidée par les circonstances, la « mouvance nationaliste », désormais éclatée en trois tronçons amis-ennemis, parvint à conquérir le pouvoir local : un magnifique succès, sur les ruines des vieux clans médusés. Et trois députés sur quatre !
Mais que se passa-t-il alors ? Par quel mystère, l’implosion en plein vol ! Les électeurs, stupéfaits, s’aperçurent qu’ils avaient été floués, et que leurs élus, par un virage à 180° s’apprêtaient à faire le contraire de ce qu’ils avaient promis. Et ce n’était pas simple tactique : les élus s’étaient bel et bien ralliés aux idées parisiennes.
Le choc fut rude. Leurs champions avaient prêté serment sur la Giustificazione. De deux choses l’une : ou bien ils ne l’avaient pas lue, ou bien ils s’étaient parjurés. Dans les deux cas, ce n’était guère honorable. A moins qu’ils n’aient été victimes d’une perte soudaine de mémoire…
La mémoire… Elle est consubstantielle à notre identité, à celle de l’individu comme à celle de la nation. La Corse avait-elle donc perdu la mémoire ? J’ai interrogé quelques jeunes amis nationalistes. Connaissent-ils Circinellu, le Vir Nemorum de Nobili Savelli, Gaffori, Agostino Giafferri, (un des plus purs héros de notre race) ? Et que savaient-ils de Pascal Paoli lui-même, le Babbu ? A ma très grande surprise, ils ignoraient tout, ou presque. Ils connaissaient l’expression « i pullastri venachesi » mais « I pullastri casinchesi », cela ne leur disait rien !
Bref, la « boîte aux souvenirs », pour la Corse, était vide. Ils semblaient même avoir oublié leurs aînés, qui avaient donné leur sang pour la Corse. Chers Guardiani, comme vous devez vous sentir coupables ! Il ne se passe pas de jour sans que l’on commémore quelque exploit, au bénéfice de causes qui n’ont rien à voir avec la Corse. Et l’on fait bien : ces sacrifices, quelles qu’en soient les raisons, même chimériques, même douteuses, même mauvaises, attestent la grandeur de l’Homme. Mais comment avez-vous pu supporter, Guardiani di a Memoria, qu’on ne rappelle jamais les noms de ceux qui sont morts pour notre Patrie ? Ils n’ont pas donné leur vie pour des idéologies – Droit de l’Homme, Progrès, Démocratie, Liberté, Lendemains qui chantent ,- Non ! C’est la terre maternelle qui a bu le sang, le sang innocent de ses enfants. Pourquoi, Gardiens de la mémoire, avez-vous gardé le silence sur eux ? Nous posons la question ; ou plutôt c’est la question qui se pose, et s’impose. Quoi donc ? « Pecura nera e pecura bianca / a chi more more, a chi campa campa ». Est-ce là votre oraison funèbre sur eux ? Nous ne pouvons le croire. Expliquez-nous donc cette énigme.
Quoi qu’il en soit, la « boîte aux souvenirs », pour la Corse, était vide. Mais, comme il faut des souvenirs pour être une nation, de bons maîtres, bien formés par les universités hexagonales, remplissent cette boîte par des souvenirs imaginaires : c’est cela, la mémoire artificielle :une fausse mémoire, mémoire de ce qui n’a jamais été, et qui porte un nom parmi les pathologies psychologiques.
C’est ainsi que la Corse devient, pour ses fils, l’avant-garde des Lumières françaises. Ils le crurent et le firent croire aux Hexagons : le Pt Hollande put déclarer sans rire (à moins qu’il n’ait ri sous cape) que Paris avait été illuminé par Corte.
Quelles merveilles n’avons-nous pas entendues, ou lues ? Pascal Paoli travesti par un fils de Voltaire(alors que ce fils n’avait probablement pas lu une ligne de son célèbre Père), en élève de Rousseau (alors qu’il tenait en piètre estime le citoyen de Genève) : Pascal Paoli précurseur de la Démocratie moderne (alors qu’il suivait la doctrine de Saint Thomas, et qu’il avait confi é la jeunesse corse à des enseignants tous thomistes). En somme, Pascal Paoli grand-père de Pompidou, Giscard, Chirac, Hollande, Macron… et Précurseur des Droits de l’Homme et de tout l’individualisme issu des « Lumières ». Les bons maîtres savaient ce qu’ils faisaient : en déboulonnant la statue du Babbu, ils désarmaient la Corse, et rendaient absurde le combat nationaliste.
On le vit bien avec la pirouette de nos élus : ils étaient logiques, puisqu’ils partageaient les idées des Hexagons. Mais leurs électeurs étaient les dindons de la farce.
Nous ne condamnons pas les Guardiani ; leurs préoccupations sont les nôtres, et nous voulons, comme eux, le salut de notre Patrie. Comme eux et avec eux. Nous faisons nôtre cette belle phrase : « Nous sommes, quant à nous, aussi anciens que notre terre à laquelle nous nous identifions. Cela nous confère une vision plus large, à la fois mémorielle et prospective ». Et encore : « Notre mémoire n’est pas nostalgie, c’est une lanterne pour éclairer présent et avenir, et contribuer à répondre aux grands enjeux. »
Ceux qui ont écrit ces lignes sont de vrais Corses. Reste un problème, qui est central : comment insérer la Corse dans le monde ‘moderne’, sans qu’elle s’y dilue, alors que ce monde, dominé par l’Esprit de la Technique », déracine et déshumanise ?
Les Guardiani se font des illusions : dans les années 1960-70, on pouvait rêver d’une Europe fédération de Provinces. Bien des hommes, de Droite comme de Gauche, nourrissaient ce rêve. Pensons seulement à Jean Mabire, qui l’a magnifiquement exprimé. Mais le monde « moderne » est déjà ancien, et nous sommes entrés, avec « l’âge atomique »- la désintégration de l’atome étant une figure de la désintégration de la société - dans l’âge étrangement appelé « post-moderne ». : individu-roi (alors que ce ‘roi’ n’a jamais été aussi esclave), libéralisme, qui efface frontières, cultures et identités, « démocratie » qui n’est aujourd‘hui qu’une machine à détruire le peuple. Car il ne faut pas s’y tromper ; nous devons chercher, sous la paille des mots, le grain des choses. Car enfin, comment expliquer que la « démocratie » (=pouvoir du peuple), enfante tant de pauvres, de chômeurs, de malheureux, de drogués, de suicidés, de déséquilibrés ? Et comment expliquer que les Grands de la Finance, hexagonaux comme internationaux, les Rothschild comme les Soros, soient tous d’ardents démocrates ? C’est que la « démocratie » n’est plus, comme à l’époque classique, le moyen en quelque sorte technique, de choisir les gouvernants. Elle est devenue une religion, exclusive et fanatique (la République n’a pas de religion, disait Michelet, car elle est elle-même une religion). On en voit mieux le sens de nos jours : c’est la grande révolte de l’Homme contre la Nature, et contre Dieu son auteur ; le maître-mot de notre époque n’est-il pas : « ne rien accepter qui n’ait été expressément voulu par chacun ». Or, qu’est-ce qui n’a pas été voulu, sinon notre Patrie, la date et le lieu de notre naissance ? Qui a jamais choisi ses parents ?
Voilà pourquoi le monde moderne, ou plutôt post-moderne, est, de par son essence, l’ennemi mortel de tout nationalisme. Voilà pourquoi il a développé une technique d’asservissement qui laisse loin derrière elle les goulags et camps de concentration d’autrefois : faire consentir les foules à leur propre esclavage. Car l’esclavage a souvent ses délices. Ecole, media, consumérisme, tout concourt à cette fin.
En vérité, notre Patrie ne se sauvera que si ses enfants et défenseurs savent résister à la terreur intellectuelle et au conformisme qui nous jette « corpu a terra » devant ces puissances monstrueuses. Nous devons, en amont des Lumières hexagonales, remonter aux sources paolines, et reconduire la Corse dans son Histoire. Est-il possible que ce peuple, qui fut fier, se prostitue devant l’Opinion ? Qui aura le courage de dire que la « communauté de destin » est une finasserie de langage destinée à subvertir le « destin d’une communauté », expression lancée par Heidegger, et qui ne signifie rien d’autre que la vocation ou le génie d’un peuple ? - et non la coexistence de cultures bariolées. Qui aura le courage de dire qu’une Nation doit être xénophobe (ce qui n’exclut pas la miséricorde !) Celui-là pourrait aisément se disculper : Jeanne d’Arc, dont se réclament la Gauche comme la Droite, est encensée par tous les Hexagons, qui vous mettent pourtant en prison si vous vous déclarez xénophobe. Pourtant Jeanne d’Arc était xénophobe en diable : elle haïssait les Anglais. Dès qu’un groupe d’hommes s’établit sur un territoire, son premier soin est de marquer ses limites, de tracer des frontières, pour se mettre à l’abri d’éventuels agresseurs. Il ne peut en être autrement. Puis elle désigne son ennemi – l’ennemi héréditaire ; pendant des siècles, ce fut l’Angleterre, puis, pendant trois quarts de siècle, l’Allemagne. Mais il en faut un. Si aujourd’hui l’ex-France n’en a plus, c’est qu’elle a cessé d’être une Nation, pour devenir un marché.
Chers Guardiani, nous sommes vos frères, mais, de grâce, que votre courage intellectuel et moral soit à la hauteur de votre courage physique, que nous connaissons et admirons. C’est à ce prix que la Corse sera sauvée, et non en nous aplatissant devant les slogans à la mode, qui conduisent à la mort des nations. Quant à l’uniuon, si nécessaire, elle ne peut se faire que dans l’honneur et la vérité. On ne construit rien sur l’erreur, l’illusion ou le mensonge.
Chers Guardiani, vous n’êtes pas pour nous des anciens combattants à la retraite, mais l’espoir de la Corse de demain, qui saura faire du neuf avec du vieux. Nous sommes à la croisée de deux chemins : l’un mène à la mort, l’autre à la vie. Ne vous trompez pas de route ! E Dio’vi Guardi !
Antoni Lucien